D.O. ou l'art d'être mortellement divin [Terminé]

C’était une soirée ensoleillée, une de plus sur l’île de Santorin. Les touristes affluaient, et si la plupart s’avérait trop vieux pour aller se déhancher le week-end sur la piste de « La bleue et blanche », les plus jeunes, désireux de séduire et de se dégoter une amourette de vacances, investissaient les lieux avec plaisir. Ca n’était pas pour déplaire au propriétaire des lieux, qui flânait dans la boîte avec une désinvolture étrange, qui le faisait se détacher dans ce décor. Si certains s’étaient attachés à le contempler, ils auraient sans doute dit qu’il avait trop vécu et qu’il était blasé. Pourtant, le jeune homme au physique avantageux venait à peine de fêter ses 24 ans. Et il est difficile, à cet âge, d’être déjà aussi las. C’était pourtant le cas. Mais personne ne savait qui il était vraiment. Sur son passage, certains se retournaient et chuchotaient à l’oreille de leur voisine que c’était Dennis Omàdios, le propriétaire de la boîte. Mais c’était tout. Jamais personne n’aurait su dire quelle était sa vraie nature. Les humains avaient cessé de croire en des êtres supérieurs, les réduisant à leur niveau, simples mortels forcés à la réincarnation perpétuelle, jusqu’à ce qu’enfin on leur rende leur pouvoir. Car ici se tenait Dionysos, dieu de la vigne, de la végétation et des opposés. Habitué des orgies, avide d’alcool et de sexe. Grand débauché. Dieu parmi les mortels coincé dans une enveloppe charnelle qui le limitait.

Enfin bon, à ce niveau, il n’allait pas se plaindre. Il aurait pu tomber sur pire. Au lieu de ça, il était beau. Plutôt beau même. Bon, comme certaines mauvaises langues olympiennes auraient pu le dire, pas aussi beau qu’Apollon, et nianiania !

Toujours en train de le magnifier celui-là, ça m’énerve !

Soit. Nous disions donc qu’il avait été doté d’un physique plutôt alléchant. Brun à la chevelure savamment désordonnée atteignant le mètre quatre-vingt, les yeux marrons qui reflétaient parfois son âme sombre et libertine – ça n’est pas pour rien qu’il est le dieu des opposés, n’est-ce pas ? – une peau relativement pâle en dépit du soleil qui tapait les trois quarts du temps sur la petite île grecque. Il fallait dire que Dennis n’était pas non plus franchement du genre à se balader sans raison ni à frôler de ses pieds le sable chaud. Il préférait rester enfermé, en charmante compagnie et faire n’importe quoi – boire, copuler, fumer des substances illicites. Mais surtout, il évitait soigneusement de trop côtoyer ses congénères. D’ailleurs, il n’était pas tellement habitué à passer ses nuits à la villa en compagnie de ses frères et oncle. Il ne voyait pas l’intérêt de toujours se trouver en compagnie de ces dieux déchus, toujours en train de ruminer sur leur condition. Ca faisait maintenant trois millénaires qu’ils lui rabattaient les oreilles avec ces histoires alors maintenant, il en avait assez. De toute manière, la plupart d’entre eux ne le supportait pas. Ils considéraient de son culte était une farce. Il représentait des choses sans importance, et il flirtait avec les mortels alors même qu’il était encore un dieu à part entière. C’était en quelque sorte un chevalier solitaire, et cette appellation lui plaisait assez. Il se fichait complètement de l’opinion des autres, de leur mépris et leur insolence. Il n’avait besoin de personne pour dicter sa conduite, et il agissait comme bon lui semblait. Même son père se désintéressait totalement de sa condition mais, de la part de Zeus, ça n’était pas tellement surprenant. Ce sale égoïste n’arrivait même pas à tenir sa femme, qui le haïssait férocement. Cette cocue ne l’impressionnait pas cependant, il se fichait totalement de ses crises de jalousie perpétuelles.

Ce soir-là, Dennis aurait pu le passer en compagnie des nombreuses belles créatures alentours. Il les aurait séduites sans peine, leur balançant un regard significatif avant de s’éloigner pour mieux les accrocher. Et ça aurait marché sans peine, il le savait. Ca marchait à chaque fois.

Mais non. Ce soir-là, il grimpa sans peine les quelques marches qui menait à la porte rouge, celle que personne ne pouvait franchir sans sa permission. En poussant cette porte interdite, il vit qu’elle était déjà là. Un sourire fugace parcourut son visage et il vérifia rapidement que tout était là. L’alcool, la drogue, tout sur un petit plateau d’argent. Wagner avait fait du bon travail, comme d’habitude. Un cocktail était déjà servi, et elle se fit apparemment une joie de lui déposer entre ses doigts tandis que son corps fatigué s’enfonçait dans le moelleux canapé de velours rouge. Elle avait un visage doux et empreint de compassion, quelque chose de pur dans le regard. En se faisant cette remarque, il se demanda alors ce qu’elle pouvait faire ici. A côté du dieu de la débauche et de l’extase. Mais pourtant, il le savait bien. Il savait tout sur elle, même si c’était la première fois qu’elle se trouvait en sa présence. On ne rentrait pas comme ça en contact avec Dennis Omàdios. Il fallait passer par ses subordonnées. Et de ce fait, il savait tout d’elle. Indienne, la vingtaine, venue en Grèce pour fuir des parents despotiques, talent inné pour la danse du ventre, recherche un travail pour financer sa petite chambre de bonne. Et voilà qu’elle avait frappé à sa porte… Latika. Pauvre petite Latika. S’il était vrai que Dennis engageait des danseuses – et non pas des prostituées, quoi qu’en dise les déesses méprisantes – elles étaient relativement… dénudées, et avait ce petit côté pervers que son interlocutrice ne possédait pas.

Elle ne semblait pas chaste, il n’aurait pas employé ce mot précis pour la définir. Cette façon délicieuse qu’elle avait de le regarder l’émoustillait, mais pas comme le regard qu’une vierge effarouchée. On aurait plutôt dit qu’elle cherchait à le séduire pour obtenir le poste, ou peut-être aussi parce qu’il dégageait cette aura qui amenait les femmes à s’intéresser à lui. Sans doute y avait-il un peu des deux. Toujours était-il que la petite était bien mignonne et il en ferait bien son quatre heure. Il lui lança un regard qui voulait tout dire avant de tremper ses lèvres dans le cocktail. Quelque chose de bien sec qui aurait tordu les tripes de n’importe qui, mais il était bien trop habitué pour souffrir du mélange qui dégorgea son œsophage. De toute manière, il avait déjà une forte dose d’alcool dans le sang. Comme toujours. L’ivresse était son quotidien. Dennis était sans doute le dieu qui s’était le plus souvent réincarné, parce qu’il mourrait très rapidement. Cirrhose, MST, crimes passionnels, il était toujours dans les plans foireux et avait une espérance de vie très limitée. Mais il s’en foutait. Il renaissait toujours de ses cendres.

Il remarqua que la jeune femme fit la grimace en buvant à peine une gorgée. Une lampée il aurait plutôt dit. Cela le fit sourire et il souleva son menton de son index pour fixer ses prunelles ambrées.

- Comment faites-vous pour avaler ça ?

Voilà qu’elle avait posé la question fatidique. Elle était téméraire, il aimait ça. La plupart des filles qu’il recevait se contentaient d’attendre qu’il leur parle pour lui répondre, mais elle prenait les devants. Il aimait ça. Il aimait aussi cet accent imparfait et exotique qui tintait ses paroles. Elle était tout bonnement excitante.

- C’est la force de l’habitude, ma jolie.
- Et quel chagrin noyez-vous dans l’alcool ?

Il éclata de rire immédiatement, d’un rire grave et presque moqueur, en s’enfonçant un peu plus dans le moelleux de son assise. Quelle sotte. Les humains étaient tous pareils décidément, tous à prendre des raccourcis inutiles. Si seulement elle savait à qui elle avait à faire. Ca n’était pas un vulgaire alcoolique. Il représentait la boisson, tout son être était fait pour en absorber. Si aujourd’hui, son foie en prenait un coup, ça n’était pas le cas autrefois, quand il avait commencé ses libertinages avec les nymphes. Il buvait parce qu’il aimait ça, parce que le goût du vin, de la vodka ou du gin le rendait heureux. Toute déclinaison alcoolisée lui emplissait le gosier d’une chaleureuse sensation.

- Tu ne pourrais pas comprendre, princesse
- Si on m’explique, je suis très perspicace vous savez

Encore une fois, elle jouait la carte de l’insolence. Ca lui plaisait. En d’autres jours, cette attitude lui aurait été insupportable. Mais aujourd’hui, il trouvait ça… intéressant. Se confronter à un esprit non pas soumis, mais libre et ouvert. Ca pouvait être amusant. Même très fendard en y pensant.

- Tu insistes en plus.
- Est-ce un tort que de mieux vouloir connaître un homme comme vous ?
- Peut-être bien, oui.

Disant cela, elle s’était dangereusement approchée de lui, si bien qu’il pouvait sentir son haleine mentholée. Son souffle frôlait la peau du dieu qui aurait frissonné s’il n’avait autant de self-control. Il ne la lâchait pas du regard, soutenait la pression de ses pupilles magnifiques. Elle ne l’impressionnait pas. Elle l’intriguait voilà tout.

- Il y a des choses qui ne sont pas à ta portée, des choses qui te dépassent.
- Apprenez-moi.

Elle était encore plus proche, si bien qu’il aurait pu lui arracher un baiser sans peine. Chose qu’il ne fit pas. Il savait se maîtriser. Et s’il ouvrait son âme à cette humaine ?

- Sais-tu que boire, c’est pour moi la seule façon d’oublier ? Lorsque mon corps est tellement imbibé que mon esprit ne suit plus, que les images se floutent délicieusement. J’oublie alors tout. Qui je suis, ce que je fais ici. J’oublie ma condition. Alors que vous autres, on vous a offert d’autres façons d’oublier.

Il caressa alors le haut de son front, replaçant une mèche de ses cheveux bruns derrière son oreille.

- Comme lorsque vous passez entre mes mains...
- Pardon, mais… je n’ai pas saisi votre dernière phrase.
- Je te demandais une démonstration de tes talents.

La jeune femme sourit, totalement inconsciente que son interlocuteur venait de jouer avec son esprit, effaçant une petite bande de ses souvenirs comme si c’était une cassette vidéo, oubliant son cours monologue. Et tandis qu’elle s’exécutait, Dennis réfléchissait à ce qu’il venait de lui dire. Il était bien l’un des seuls dieux à ne pas trop regretter son ancienne condition, mais il fallait bien admettre qu’il avait dit la vérité. Il aimait sombrer dans l’oubli de temps à autres, ne pas se souvenir de ces millénaires d’existence. Tant de choses en mémoire, c’était lourd. Alors oublier lui faisait parfois du bien.

- Ca vous plait, patron ?

La voix de Latika le sortit de ses pensées. Il fixa son ventre dénudé et bien joli, un sourire à la limite de la perversion sur ses lèvres.

- C’est parfait chérie. Je t’embauche.

Elle semblait ravie.

- Mais il va falloir songer à raccourcir ce tissu d’une bonne dizaine de centimètres.